La dualité occidentale : Oppenheimer en héros, les scientifiques iraniens en menace
Pars Today – En 2023, le film biographique et épique Oppenheimer, réalisé par Christopher Nolan, a rapporté près d’un milliard de dollars au box-office. Il y dépeint le « père de la bombe atomique comme une figure complexe, tragique et héroïque. En 2025, Israël a une nouvelle fois assassiné plusieurs scientifiques nucléaires iraniens, comme il l’avait déjà fait par le passé, alors même que leurs recherches étaient menées dans un cadre strictement civil.
En 2023, le film biographique et épique Oppenheimer de Christopher Nolan a engrangé près d’un milliard de dollars au box-office. Il y dépeint le « père de la bombe atomique » comme un personnage complexe, tragique et héroïque : un patriote qui, pour sauver le monde, s’est lancé dans une course contre les nazis, avant que sa création ne le plonge, lui et l’humanité, dans la terreur, ouvrant ainsi une nouvelle ère.
Dans ce contexte, le journal Ham-Mihan écrit que, dans le monde réel, quelques décennies plus tard, une violation flagrante du territoire iranien a eu lieu, et ses scientifiques nucléaires sont assassinés un à un lors de frappes ciblées menées par le régime sioniste.
Une découverte majeure pour sauver le monde
L’image héroïque de J. Robert Oppenheimer est indissociable du contexte historique et moral dans lequel son travail a été accompli : la Seconde Guerre mondiale.
Dans la conscience occidentale, la Seconde Guerre mondiale n’était pas seulement un conflit armé, mais un événement moral fondamental, perçu comme une guerre juste contre le mal absolu du fascisme. Cette vision a fourni une justification à la fois rationnelle et morale au projet Manhattan.
En réalité, le récit du projet Manhattan était celui d’une course contre la montre. La crainte principale — comme l’avait exprimé Albert Einstein dans sa lettre de 1939 au président Roosevelt — était que l’Allemagne, avec ses brillants scientifiques comme Werner Heisenberg, ne parvienne à fabriquer la bombe atomique avant les Alliés.
Si vous avez vu le film Oppenheimer, vous savez qu’après avoir réussi à fabriquer la bombe atomique, celui-ci est rongé par la culpabilité et souffre d’être considéré comme le « destructeur du monde ». Dans le récit occidental — et même dans le film de Nolan — il n’y a aucune réticence à montrer les conséquences terrifiantes de la création de la bombe, ni les dilemmes moraux de son inventeur. Pourtant, Oppenheimer, malgré ses tourments intérieurs et ses regrets implicites, n’est jamais présenté comme un personnage malfaisant. Au contraire, il est dépeint comme un héros tragique : un homme brillant, ambitieux et profondément patriote, qui a su apporter la bonne réponse à un défi historique mondial.
Le succès est ici tellement mis en avant et interprété à travers le prisme du temps que le poids terrifiant de sa création semble totalement insignifiant, voire même objet de reproche. Ce retournement narratif est extrêmement subtil : lors de son audition de sécurité en 1954, Oppenheimer est salué comme un homme brillant qui, face à une crise, a accompli ce que son pays lui avait demandé, et il importe peu qu’il lutte désormais avec les conséquences morales de ses actes.
La sécurité se construit au cœur des mots
Il suffit qu’une personne soit capable de transformer un sujet en une menace existentielle par la force de ses paroles, et dès lors, toute action devient possible — qu’il s’agisse de sanctions, d’attaques militaires, d’assassinats ou même de la division d’un territoire.
Un cadre qui montre comment un sujet essentiellement technique peut être transformé en une menace existentielle : un sujet devient une menace pour la sécurité lorsqu’un acteur, dont la mission et l’expertise sont de sécuriser, par la force de son discours convainc son audience qu’un danger profond pèse sur l’ordre et l’existence précieuse en place. De cette narration naissent alors des actions qui, bien que contraires aux règles et aux normes politiques internationales, apparaissent logiques, voire nécessaires.
Concernant le programme nucléaire iranien, les principaux acteurs qui construisent la sécurité sont les États-Unis et Israël. Pendant des décennies, la tâche principale de leurs dirigeants politiques et responsables de la sécurité a été de participer activement à cette « action discursive ». Ils ont sans relâche présenté le programme iranien non pas comme une question technique liée au respect des règles et règlements de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et à un droit légitime, mais comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus d’Israël et de l’ordre mondial.
Les États-Unis et Israël ont construit ce récit en procédant à une exclusion constante de l’« autre ». L’Iran est devenu un État perçu comme irrationnel, isolé et non fiable — un pays pour lequel la dissuasion classique ne fonctionne pas, car sa logique et sa raison sont différentes de celles des autres.
Dans ce récit, la construction discursive est essentielle, car elle repose sur l’hypothèse que la dissuasion — qui constitue la base de l’efficacité des stratégies nucléaires des différents États — s’est transformée, dans le cas de l’Iran, en une menace apocalyptique.
Alors qu’Oppenheimer œuvrait dans le cadre d’une guerre mondiale officiellement déclarée contre un ennemi étatique, les scientifiques iraniens travaillent dans un contexte plus flou, marqué par des programmes secrets et une méfiance internationale. L’élément fondamental de ce récit israélien et occidental consiste à établir un lien de la partie au tout entre les scientifiques nucléaires et l’Iran, présenté comme un « État rebelle », justifiant ainsi leur élimination physique.
Cadres de l'héroïsation et de la victimisation
Si l’on compare ces deux récits dans leur cadre médiatique, les différences deviennent encore plus évidentes. Le récit d’Oppenheimer et celui des scientifiques nucléaires iraniens représentent un exemple classique de cadrage médiatique : les médias ne se contentent pas de transmettre l’information, ils construisent une narration spécifique en mettant en avant certains aspects de la réalité et en en occultant d’autres. La théorie du cadrage explique que toute histoire peut être décomposée en éléments clés : la définition du problème, ses causes, un jugement moral et la solution proposée.
Pour le sujet qui nous intéresse — à savoir la double approche entre valorisation et assassinat des scientifiques nucléaires — il existe deux cadres narratifs.
Du côté d’Oppenheimer, des mots-clés tels que « sécurité nationale », « défense contre la tyrannie », « avancée scientifique » et « dilemme moral » sont mis en avant. En revanche, lorsqu’il s’agit de l’Iran, le cadre de compréhension publique est défini par des termes comme « arme nucléaire », « axe du mal », « menace existentielle », « activités clandestines » et « soutien au terrorisme ».
Il convient également de rappeler que ces cadres ne sont pas neutres. Ce sont les États, ainsi que leurs agents et services de sécurité et de renseignement, qui choisissent et promeuvent ces concepts, lesquels sont ensuite renforcés par les médias dominants et alignés sur leurs positions.
Par exemple, les responsables officiels israéliens utilisent constamment le cadre de la menace existentielle pour parler des activités nucléaires iraniennes, un discours largement repris par les médias américains et européens. En revanche, les efforts de l’Iran pour présenter son programme comme un mouvement scientifique et pacifique sont accueillis avec scepticisme et qualifiés de « propagande » ou de « tromperie internationale ».
Les acteurs humains de la compréhension des récits
Lorsque l’on évoque des récits opposés dans deux contextes historiques, politiques et sécuritaires différents, les acteurs de la compréhension de ces récits — c’est-à-dire les publics — jouent eux aussi un rôle déterminant.
Pour le public occidental, l’histoire d’Oppenheimer fait partie de l’histoire des vainqueurs, renforçant l’identité nationale et le sentiment patriotique. Ce sont ces interprétations particulières des réalités historiques et actuelles qui façonnent la culture populaire mondiale, créant un contexte où le public est prêt à ériger en héros celui qui a œuvré pour leur liberté et leur sécurité. Bien sûr, les ambiguïtés morales s’inscrivent elles aussi dans ce cadre fondamentalement héroïque. Mais dès que ce même public est exposé aux médias qui parlent de l’Iran, il ne peut s’empêcher de ne voir qu’une image d’ennemi se dessiner dans son esprit.
Pour le public israélien, en revanche, cette menace est immédiate et existentielle, et les actions préventives — qu’il s’agisse d’attaques sur le territoire ou d’assassinats de scientifiques et de commandants — sont perçues comme une question de survie nationale.
Le récit de l’Holocauste et de l’instabilité géopolitique permanente de la région constitue un prisme puissant à travers lequel on regarde le programme nucléaire.
Pour de nombreux Israéliens, les scientifiques travaillant sur ce programme sont perçus comme des combattants ennemis, et leur élimination est considérée comme une action de légitime défense. L’opinion publique soutient fermement ces opérations, car le récit dominant est celui d’une lutte pour la survie face à un ennemi juré qui a fait le serment de les détruire.
Pour le public iranien, ainsi que pour d’autres, ce récit est celui de l’hypocrisie et du néocolonialisme. À leurs yeux, les États-Unis sont le seul pays à avoir utilisé des armes nucléaires, tandis qu’Israël possède un arsenal nucléaire important et non déclaré, tout en refusant de rejoindre le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP).
Dans cette perspective, l’assassinat de leurs scientifiques est un acte criminel de terrorisme d’État, destiné à priver l’Iran de son droit souverain au progrès technologique et à la défense. Dans ce récit, ceux qui sont assassinés ne sont pas des méchants, mais des martyrs, victimes d’un régime étranger qui les tue selon ses propres standards violents à double langage. Ce récit résonne particulièrement dans une partie du monde qui nourrit une profonde méfiance envers la politique étrangère des États-Unis et d’Israël.