Jul 12, 2021 06:28 UTC

Le parfum de l'Oxus s'exhale Le souvenir de l'Ami tendre se ravive Les galets de l'Oxus et ses obstacles me semblent sous les pieds de la soie O Boukhara sois heureux et comblé de joie que l'Emir est ton hôte au ciel la lune rentre

« Depuis que le monde a surgi des ténèbres, personne encore, sur Terre, n'a regretté d'avoir consacré sa vie à l'étude », écrivait, il y a 1150, un poète issu du berceau de la civilisation, de la Terre d'Iran, le sultan des poètes. Il s'agit d'Abu Abdullah  Rudaki.  Nous avons déjà dit à propos de Rudaki, celui qui est considéré à juste titre le père de la poésie persane, nous avons commencé notre récit fabuleux sur les rives de l'Oxus, de ce fleuve légendaire de la Transoxiane, qui  sert de décor à notre histoire.

Et nous avons aussi dit que depuis la nuit des temps, foisonnaient, partout sur le vaste plateau iranien, des foyers de l'art et de la littérature, et surtout de la poésie puisant largement dans la culture et  la civilisation d'un peuple dont l'âme s'abreuvait à la source de la poésie. La resplendissante Transoxiane est un des ces foyers, qui ont vu naître sur leur terre des figures érudites des Lettres et de la Science,  apportant leur part dans l'édification de ce prestigieux monument qu'on appelle la culture persane. Nous vous avons brossé un tableau très sommaire de la vie de Rudaki, qui a vu le jour en 858 dans les environs de Pendjakent, à 200 km au nord de Douchanbé, la capitale du Tadjikistan. Sa renommée de fin poète et de brillant musicien et chanteur étant parvenue à Boukhara (aujourd'hui en Ouzbékistan), le troisième émir de la dynastie  samanide, une famille de  mécènes, Amir Nasr l'invita à sa cour en qualité de poète officiel. Il y passa une grande partie de sa vie au service de la dynastie des Samanides (875-999).

Après avoir servi plus de 40 ans à la cour samanide, le poète est tombé en disgrâce, vers la fin de sa vie. Et comme on sait qu'il est mort aveugle, d'aucuns pensent qu'on lui aurait crevé les yeux avant de le bannir de la cour. Il a passé le reste de ses jours dans le dénuement. Il est mort en 941 à Pandjroud, son village natal. Nous vous avons également présenté les œuvres du « Sultan des poètes ». Il serait donc à bon escient de parler maintenant de la pensée et des idées de Rudaki à travers son œuvre.

Comme nous l'avons déjà dit, la quasi-majorité des poèmes de Rudaki est perdue et il n'en reste qu'un millier de vers. Ce qui ne permettra pas bien sûr aux chercheurs d'avoir une idée très juste de la pensée de leur auteur et même il est presque impossible de reconstruire son système intellectuel. Néanmoins, de ce peu qui reste de l'œuvre de Rudaki, les chercheurs ont essayé d'y repérer des indices censés retracer, dans la mesure du possible, les grandes lignes conductrices de sa pensée. Les critiques sont donc unanimes sur ce point que Rudaki était un poète avec sa propre philosophie, un poète en quête de la sagesse. Ce qu'il dit explicitement :

Si tu es orateur évoque  toutes ses vertus

Si tu es écrivain rappelle  toutes ses qualités

Si tu es philosophe et en quête de la sagesse

Voici Socrate et Platon de la Grèce

Rationalisme, scientisme et épicurisme viennent en filigrane de l'œuvre de  Rudaki, qui ne cesse de s'interroger comment penser au bonheur dans ce monde éphémère. « Un poème véridique se base sur le duo : le monde passager et l'amour », c'est le poète espagnole Unamuno qui le dit. A ses yeux, sentir cet aspect éphémère du monde embrasera chez l'homme les flammes de la passion envers l'infini et le Seigneur des cieux et de la terre. Seul l'amour est en mesure de dominer le monde passager, reconstruire la vie et l'offrir à l'éternel. Si ces deux voix authentiques, le monde éphémère et l'amour disparaissent de l'œuvre des grands poètes, il n'en restera presque rien.

Rudaki n'en fait pas exception à la règle. Il a sérieusement pensé à la mort. Le monde suscite chez Rudaki l'image du rêve, dans le sens littéral du mot. Dans la vision du poète de l'Oxus, tout est à l'inverse dans le monde, dans ce monde impitoyable, hypocrite et sournois. Ce monde infidèle qui est aussi évanescent qu'un rêve, ne réalise le désir de personne, n'entend  les complaintes et les pleurs de personne :

Etait-il jamais allègre ce monde

Y a-t-il quelqu'un qu'il aurait rendu heureux

Tantôt mère tantôt belle-mère, le monde est, dans la vision de Rudaki, un monarque capricieux qui voudrait voir un homme au sommet de la grandeur et quelques instants plus tard au fond de l'abysse de la bassesse. Le ton influent de Rudaki chantant dans ses poèmes de tels thèmes traduit en lui ce philosophe qui est conscient de l'aspect éphémère du monde :

Ce monde pur est un rêve

Que connaîtra celui dont le cœur est éveillé

Pourquoi s'installer dans ce monde

Où  tout est  inverse

Faute du temps, nous devons quitter les rivages de l'Oxus et interrompre, bien sûr momentanément, ce voyage qui nous a fait remonter les dédales de l'histoire, sur la terre d'Iran. Nous continuerons ce propos sur la pensée de Rudaki dans la prochaine édition.